PSYCHANALYSE ET MUSIQUE

DU CADRE AU COEUR DU SUJET par PIERRE SCHAEFFER

(...) La communication musicale

Nous voici parvenus au " Pont-aux-Anes " de la Musique.

L'un des ânes les plus célèbres en matière de communication est l'ingénieur américain des téléphones Shannon. A vrai dire, les ânes sont plutôt les cancres qui l'ont copié servilement, appliquant à la communication humaine un valable schéma télégraphiste. C'est ainsi que les mots de codage et décodage ont fondé la compétence d'innombrables universitaires des " Sciences de la Communication " (!). Ce terme tout à fait clair au sens de Shannon et Weaver (en fait, ils sont duettistes ces deux là) veut dire qu'on code et décode en morse, par exemple, et que l'appareil fait ça très bien. De là à généraliser au langage et surtout, à la musique...

Si nous nous servons de ce schéma, c'est pour en faire un repoussoir, et utilse, puisque universellement connu ; il montre bien le triple postulat d'une communication shannonesque, équilibré et réciproque, L'équation célèbre est la suivante :

EMMETEUR -> MESSAGE -> RECEPTEUR

une flèche dans un seul sens -> lorsque, regrettablement, le message circule à sens unique (radio, télé) ou double flèche lorsque ça répond, ça réciproque, comme dans le téléphone, exemplaire machine à dialoguer.
Relativement à ce schéma idéal de la communication symétrique, la musique apparaît dans une triple dissymétrie :

1) Dissymétrie du circuit : il fonctionne à sens unique. On reçoit à une extrémité (on se tait, et on écoute) tandis qu'on émet à l'autre bout (on produit, et on exécute) ;
2) Dissymétrie du message : il est " en clair " pour l'exécutant, qui dispose, par exemple, d'une partition occidentale. Il est " compris " de l'autre côté, de façon non garantie, à la fois dans le contenu objectivement perçu (relativement au donné initial) et dans l'impression subjectivement reçu.
3) Dissymétrie des partenaires : déjà patente par ce qui précède, elle ne relève pas seulement des circonstances présentes, elle s'ancre dans le passé, repose sur des précédents. Les partenaires ne sont pas seulement situés, de facto, en dissymétrie, ils sont par essence, inégaux : l'un a sur l'autre l'avantage d'une vaste antériorité et d'une " vocation " en sus de la " compétence ",

Comment alors supporter une situation aussi bancale et déséquilibrée ? Quand l'autre va-t-il rendre la pareille ? Jamais. Ce qu'il peut faire, faute de " répondre ", c'est reproduire à son tour la situation avec un tiers. Ainsi, de proche en proche, s'en répercutera l'écho.
La dissymétrie prend ici un tour ésotérique. Elle s'apparente à d'autres pratiques où il est question de transmettre bien plus qu'un savoir, et tout autrement : il s'agit de faire partager une expérience.
Aussi, pour nous faire mieux comprendre , sommes-nous obligés d'ouvrir le débat, d'y introduire d'autres partenaires. Nous avons parlé plusieurs fois de Tradition discrètement, avec politesse, comme s'il n'était pas très convenable d'évoquer ça (cet autre grand ÇA) dans l'antichambre du Docteur. Soyons un peu plus courageux. Comment ne pas trouver, ailleurs, d'autres " cadres " tellement semblables que le psychanalyste prend le plus grand soin de s'en démarquer ? Qu'il s'agisse de la confession catholique, ou du rapport maître-disciple cher à l'Orient, voici des analogies déplaisantes. Certes, si l'on s'en tient aux contenus, aux doctrines, ou aux malentendus. En n'insistant que sur le cadre, et en accusant les différences, on ne peut que trouver, modestement, mais avec certitude, des convergences, portant sur le soin mis à préparer le sujet, son environnement, son décalage nécessaire du quotidien.
Mais positivement, on peut aussi bien rapprocher la musique du yoga, comme du sport, qu'harmonisent, à laur tour, les arts martiaux. Il est bien clair que la musique requiert effort et affects, bref branle-bas général de tout l'être, mais dans l'ordre s'il vous plaît, dans une coordination étroite, si aiguë, si cruelle qu'elle paye comptant son poids de désir, de plaisir. Voici qui tout à coup élignerait la musique, apparemment plus proche des arts martiaux, de la psychanalyse et où le corps semble - provisoirement du moins - sinon oublié, du moins désemployé. (...)